[Critique Film] – Nostalghia

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Dorénavant, les films d’Andreï Tarkovski ne s’ouvriront plus avec le logo du studio moscovite Mosfilm. Car après la sortie de Stalker, les rapports déjà houleux entre le cinéaste et les dirigeants du cinéma soviétique se sont radicalement détériorés. Tarkovski ne veut plus entendre parler d’eux et vice-versa. Déjà parti quelques temps en Europe de l’Ouest, il quitte définitivement l’URSS en 1982 pour aller en Italie, et rejoindre Tonino Guerra, scénariste reconnu pour ses collaborations avec Michelangelo Antonioni et notamment sur L’Avventura. L’Italie est un pays qui convient parfaitement Andreï Tarkovski : elle est la terre de la religion et des arts que le réalisateur affectionne tant. Pourtant, en plein repérage, les doutes s’installent, les paysages ne se révèlent pas et les tourments laissent place à la nostalgie. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’avant-dernier film de Tarkovski, Nostalghia.

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Dans la première séquence de Nostalghia, le héros du film, un poète russe nommé Gortchakov, déclare à sa jeune accompagnatrice et interprète Eugénia qu’il est « las de toutes ces beautés écœurantes ». La Russie hante cette Italie brumeuse et froide, amorphe et au patrimoine invisible, cette plaine engagée par le mystère brillant d’une douce mélancolie dans laquelle se perd la réalité et dans laquelle la lumière vacille comme une flamme éternelle. Se perd ainsi le présent, et par une simplicité déconcertante, Tarkovski nous laisse regarder tout le mal-être de son personnage, sa solitude, le poids de sa nostalgie qu’il porte en lui, faisant de son chien un symbole vivant de son passé. Au final ne reste que la lassitude face à la perfection et au sublime, le dégoût des mots et le rejet de la parole.

Nostalghia est une romance impossible, prévisible, ambiguë et connaissant une fin pathétique. La scène de ménage qui en résulte est un moment terrible : Eugenia déverse sa rancœur sur un homme apathique, une sorte de spectre dépourvu de toutes formes de désir. Il semble invisible dans ses mots, presque silencieux, stagnant et perdu dans un présent chantant la beauté du passé. Dans cette séquence, Eugénia semble tout droit sortie d’un tableau, elle semble appartenir à la peinture ; et lorsqu’elle dévoile son sein, elle apparaît comme la Madeleine de Titien. Andreï Tarkovski, comme il est précisé à la toute fin, dédie ce film à sa mère : un contact entre le héros et le sexe opposé est alors mis de coté.

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Le film atteint son apogée lors de la fameuse et fabuleuse séquence de la bougie. Mystérieuse et baignant dans un poignant silence, elle laisse entrevoir toute la puissance du cinéma. Filmée en plan séquence – constante chez Tarkovski dans ce genre de moment – et montrant simplement le héros tentant de traverser le bassin d’une piscine vide armé d’une bougie à la main, cette scène aussi belle que tendue témoigne du don de Tarkovski pour la simplicité, l’amour du beau, où le temps semble se dilater à l’extrême. D’une lenteur exténuante, ce chapitre envoûte de part sa mise en scène hypnotique, on ne voit pratiquement plus le temps passer dans cette profondeur psychanalytique. Cette flamme incertaine est l’humanité, dansant, immobile jusqu’à sa perte, ce travelling est la métaphore de la filmographie d’Andreï Tarkovski, le solitaire essentiel.

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Nostalghia s’inscrit dans la lignée des films précédents du maître russe, malgré sa gestation inhabituelle. Si Stalker était une sorte de mélange entre Solaris et Le Miroir , Nostalghia prend ses racines dans Stalker et Le Miroir : le premier pour la mise en scène et les couleurs éclatées, pour l’ici et le maintenant, et cette Italie qui ressemble tant à la Zone ; le second pour le récit fragmenté et sa lenteur, ainsi que pour le temps aboli. Mais au final, il est une expérience unique, qui happe et fascine, et qui prépare le terrain pour le dernier film de Tarkovski, Le Sacrifice.

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Nostalghia (Ностальгия en VO), réalisé par Andreï Tarkovski, Italie, 130 minutes, 1983, vu en VO.

Kiwi_ lui attribue la note de
10/10

En bref

Nostalghia est le cri de détresse d’un artiste en exil sur une réalité perdue. Esthétique amère, souvenirs d’un fantôme, éclosion inoubliable de la mélancolie. Au final, la folie n’est qu’une façon parmi d’autres de voir le présent.

Boyen LaBuée

Né un peu avant la sortie du film "Matrix"

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