[Critique Film] – Blade Runner

blade_runner_xlg

L’Homme se prend pour Dieu. Il crée à son image. Il crée un reflet, qui ne fait que lui renvoyer sa propre nature, celle d’une espèce vouée à sa perte, dans les entrailles d’une cité tentaculaire, baignée dans l’obscurité, dans la brume d’un autre monde. Los Angeles, 2019, un ciel rougeoyant enveloppe les contours de constructions pharaoniques. Les lumières dansent. Les panaches de feu ondulent. Un œil se fait observateur impuissant de ce vertigineux théâtre. « Visionnaire », il est vrai que Blade Runner appartient à cette catégorie de films, ceux qui sont entrés à jamais dans l’inconscient collectif, par le biais d’une séquence, d’une réplique, d’une mélodie. Se hissant au delà de toute concurrence, Ridley Scott ne tarde pas à exploiter une atmosphère vertigineuse, touchant du bout des doigts la quintessence. Le réalisateur ne se contente pas de déployer benoitement sa virtuosité, il redéfinit le genre de l’anticipation au cinéma à travers une œuvre inédite.

blade-runner-wallpaper-02

Œuvre de science-fiction matricielle et mnémonique, ce film polychrome, digne héritier des longs-métrages des années 20-40, opère un aggiornamento salvateur, avec une finesse inouïe, une imperceptible beauté. Le ton est donné dès le départ, un carton indique que l’homme a créé des androïdes parfaits, intelligents, indissociables d’un être humain organique, exclusivement réservé à la main d’œuvre, dotés d’émotions, de désirs. Ce sont les « Réplicants ». La première scène concrète de Blade Runner met face à face un homme et l’une de ces machines lors d’un interrogatoire sous forme de teste. Le locuteur pose alors des questions à son sujet, pour déterminer si il est un être humain ou non – le fameux test de Voight-Kampff. Rapidement, l’allocataire, que l’on sait pertinemment être un Réplicant, devient nerveux, il fait mine de ne pas comprendre les questions en pointant leur absurdité. Face à lui, l’homme ne peut que souligner sa soumission au protocole en avouant qu’il n’a pas écrit les questions qu’il pose. Ainsi, aussitôt, le Réplicant se révèle plus sincère, plus humain, plus libre que son interrogateur.

deckard2

Débauche des formes et des couleurs, Blade Runner est, avant d’être un film de science fiction, un film noir atypique. Du genre, il en reprend le motif. Il le conjugue à sa forme en le plantant dans son contexte. Le héros du film, Rick Deckard, pourrait être un descendant de Marc Dixon, voire de Phillip Marlowe, en plus cynique et mélancolique. Il dispose d’une nonchalance à toute épreuve. C’est un policier fatigué, plongé dans une histoire dont il n’aurait jamais voulu entendre un mot. À ce titre, en voyant le charisme et l’élégance d’Harrison Ford, il est difficile de ne pas songer à Humphrey Bogart. Toute la panoplie est là : un spectre imprévisible, inquiétant, dissimulé. Des indices cloisonnés. Un objet de fantasme, une brune mystérieuse. Le tout dans les ruelles en proie aux fumées des bouches d’aération, sur le trottoir mouillé, dans une ville de mille feux, splendide, mythique. Dessinée par Syd Mead, cette cité inspirée de villes européennes et asiatiques autant que par le baroque de la renaissance et le mouvement Art Déco, est l’un des plus beau joyaux que le cinéma nous ait offert, vivant grâce au trait du génie des effets spéciaux Douglas Trumbull et son équipe, qui rendent des matte painting offrant au film des images de synthèse d’une réalité encore aujourd’hui difficilement égalable.

pyramid

Photo du tournage.

Vivre au moment et à l’endroit où la vie s’éteint progressivement, se débattre, survivre, comme les licornes dans leur existence illusoire. La vie intime de Deckard se réduit à une rêverie après qu’il se soit vu attribuer une tache qui ne lui offrira ni plaisir, ni satisfaction : celle de supprimer un groupe de Réplicants désespérément cachés dans l’ombre. Les divers montages du film ont également posé les curseurs sur une question ardue : Deckard est-il lui même un Réplicant ? Blade Runner sait se tenir ambigu à ce propos, cachant la vérité sur le personnage à travers des détails visibles à l’écran, apparemment anodins. À titre personnel, j’ai toujours pensé que Deckard était un Réplicant, et la preuve, à mes yeux, se trouve dans la séquence suivant le combat entre le Réplicant Léon Kowalski et Deckard, ce dernier sauver in extremis par un autre Réplicant : Racheal. Dans cette séquence, on voit Deckard ensanglanté, les lèvres totalement ouvertes. Il entame un verre d’alcool, un filet de sang s’y égare. Tout se lit sur son visage. (Voir l’extrait)

46-deckard1

Blade Runner tourne le dos à l’action, pour épouser la poésie cybernétique, la grâce, le crépuscule du monde, tout en dévoilant un terrible miroir de la condition humaine, ainsi qu’un glaçant portrait de la relation entre l’homme et la technologie. Phillip K. Dick écrivait : « Qu’est-ce qui fait d’un être humain un humain ? ». Si il s’agit des sentiments, alors Deckard, ainsi que l’humanité n’en sont plus. D’un coté, les hommes se mécanisent, de l’autre, les androïdes s’humanisent, luttant pour leur survie. Ce simple argument, fondé sur l’empathie que l’on éprouve auprès de chaque personnage, transforme ce qui partait comme une enquête classique en véritable dessin existentiel. C’est à cet instant que l’on devine le génie des scénaristes, Hampton Fancher et David Webb Peoples, qui parviennent, avec une douceur naturelle, à glisser leurs questions métaphysiques dans une traque captivante et palpitante, délicieusement menée par la musique de Vangelis.

30-rachel-at-piano1

Percutant les hallucinations et les pluies acides, le calvaire de l’oubli scintille sur les larmes du corps perdu de l’Aryen, dans ces abysses témoins de la résurrection d’un œil doré, cristallisant l’enfer urbain, les cadavres des voiles vaporeux, la fragilité de l’espoir. Cette histoire opaque entre dans une immense tristesse : celle d’un duel, entre un « homme » et un « surhomme ».  Blade Runner obtient principalement sa richesse en mélangeant la grandeur visuelle et un intimisme transgressif, tout en causant une rupture à un classique manichéisme. Il est difficile, de ne pas s’extasier devant la finesse de ces plans vertigineux, devant cette mélancolie de tous les âges, cette puissance physiologique, ces images d’une noblesse infinie. Blade Runner est un conte opératique, se constituant d’une philosophie muette. Les images de Ridley Scott survolent la Terre, entament ces flammes astrales, subliment ces séquences fantasmées.

39-roy1

Comment identifier l’humanité ? Enveloppé  de formes et de sens, Blade Runner est aussi étincelant qu’il est lugubre. Au delà des formes, des idées et des mots, des pensées et des actes, tout semble avoir été conçu pour troubler la frontière entre le métal de le physique. Apparaît la vision du monde en proie à la transsubstantiation, stérile, vain, ces mures s’écoulant dans une limpidité inouïe. Blade Runner s’élève à la hauteur de notre relation avec cet environnement corrosif, représenté par une totale déliquescence, dans cette ville qui laisse couler ses larmes de sang. Ici, tous les gestes racontent une histoire, chaque lumière est un nid d’interrogations, chaque regard apporte son empreinte. Les visages tombent, dévastés par leurs visions éphémères.

50-on-roof1

Kiwi_ lui attribue la note de
10/10

En bref

Rares sont ces films qui parviennent à transcender à ce point le temps, paraissant toujours un peu plus intemporel au fil des années. Blade Runner en est l’archétype, le film absolu, l’illustration d’un obscur paradis. Un chef d’œuvre du cinéma, une rivière de beauté, où éclosent des questions sempiternelles et où chaque spectateur trouvera ses réponses.

Boyen LaBuée

Né un peu avant la sortie du film "Matrix"

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *